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Vladislav MAKAROV


 SPECIAL RADIO Marc Sarrazi
L’article de « IMPROJAZZ » #101 january 2004

Vladislav MAKAROV
Vladislav MAKAROV
  • Un chercheur polyvalent
  • • Prolégomènes

    Né à Smolensk, le 11 décembre 1950, la trajectoire du violoncelliste Vladislav Makarov (dit Vladic ou Vlad) est tout à fait unique. En premier lieu, et contrairement à bon nombre des musiciens présentés dans le cadre de cette étude, si Makarov décroche bien un diplôme, ce n’est pas celui d’une prestigieuse école de musique pour ses qualités d’instrumentiste, mais bien un diplôme de peintre, obtenu en 1974 à l’université de Smolensk. En second lieu, du fait de son isolement relatif par rapport aux deux pôles culturels que sont alors Moscou et Leningrad, du fait surtout du radicalisme de sa musique, Makarov fait véritablement figure d’électron libre gravitant autour de cette scène des nouvelles musiques russes. Musique et peinture constituent pour lui un seul et même credo, deux facettes inextricables d’un art auquel il voue sa vie : « Je suis musicien et peintre à 50-50. Je crois en une esthétique unique, une méthode d’appréhender l’art qui soit à la fois musicale et visuelle. Cela, pour moi, forme un tout, qui se développe sous l’égide d’un concept appelé aujourd’hui « Music-Not-In-Itself » et que je pratique par exemple au cours de mes vernissages. » 1

    • Music-Not-In Itself

    Véritable philosophie créative, « Music-Not-In-Itself » est davantage une manière d’être et de faire qu’un énième courant artistique : « J’ai toujours considéré mon art en termes métaphoriques et métaphysiques. Au centre, on trouve constamment les éléments d’un paradoxe, qui peuvent s’exprimer de manière graphique ou à l’aide du violoncelle :

    L’énergie / l’émotion.
    La dissonance en tant qu’expression de la « Tragédie d’exister » : Espace / Mythologie / Silence, le geste qui forme

    l’espace et dont la trajectoire meurt au-delà de la feuille ou dans l’écho du silence, donne naissance au mythe ; notre âme crée l’Espace et le Temps.

    L’improvisation libre ou la découverte de l’existence, ses langages et ses choix sonores dessinent le monde. L’improvisation libre en tant que choix d’expression personnelle et recherche de son propre silence.

    Mesure du Son & Mesure du Silence / Mesure de la Vérité & Mesure du Mensonge : c’est l’arène où se livrent toute la dramaturgie de l’âme de l’artiste et de son monde mental.

    Mon concept peut être exprimé à travers cette identité paradoxale : « Music-In-Itself = Music-Not-In-Itself ». Totalement envelopper mon corps de feuilles d’aluminium et m’en extirper en jouant est une action symbolique de ce chemin qui mène de l’un à l’autre : par cette recherche du son authentique, par ce processus de transcendance, par cette émancipation, il naît de sons préparés au violoncelle pour tendre au final vers une certaine clarté, une pureté. » 2

    • Le peintre

    Influencé à ses débuts par Wassily Kandinsky, Jackson Pollock et les expressionnistes allemands, Vladislav Makarov focalise ses expérimentations sur les taches, les coulures et les bavures, le ruissellement des encres, privilégiant le geste ample, l’énergie brute. Les puristes catalogueraient son art dans celui des expressionnistes abstraits. Malgré tout, on traquera dans ses toiles bon nombre d’éléments musicaux, tels la silhouette pourpre et floue d’un violoncelle, la trame d’une partition alcoolique ou les touches éparses d’un piano vagabond. Mieux : l’oreille est un motif récurrent dans son œuvre picturale. Et si en certains tableaux le noir et blanc domine l’espace, c’est pour mieux y inscrire quelques franches brisures colorées, stigmates d’une farouche soif de contrastes et d’une jubilation propre à l’improvisation : une approche somme toute pas si éloignée de la musique… « Pour peindre, j’utilise la même méthode que pour jouer, c’est à dire un geste basé sur l’énergie spontanée, la décharge émotionnelle. De l’expressionnisme abstrait, oui, ou du symbolisme… » 3 Entre 1985 et 1987, Makarov intègre l’Association of Experimental Art et participe ainsi à diverses expositions à Leningrad, ainsi qu’à Budapest entre 1986 et 1988 par l’Art of Today International Exhibitions. Au cours de la décennie suivante, c’est en tant qu’artiste indépendant qu’il multiplie ses « performances », à Moscou, Volgograd, Smolensk, Sverdlovsk, Kiev, Riga, mais aussi à Paris en 1991 et surtout dans diverses villes d’Allemagne à plusieurs reprises, couplant lorsque c’est possible peinture et musique.

    • Les débuts de musicien Parallèlement à la peinture, Makarov se lance donc avec une fougue similaire dans la musique au début des années soixante-dix… et commence comme guitariste dans un groupe de rock. D’une insatiable curiosité, il découvre pourtant l’existence de musiques inouïes qui correspondent tout à fait à son état d’esprit, issues de la musique contemporaine, du rock d’avant-garde et surtout du free jazz. Il cite ainsi parmi ses influences premières : John Coltrane (dernière période), Anthony Braxton, Evan Parker, Derek Bailey et Company, Stockhausen, Xenakis et les russes Gubaidulina, Denisov, Schnittke… De quoi esbaudir n’importe quel jazz-amateur occidental de l’époque ! En 1976, Makarov délaisse définitivement le rock et avec lui, la guitare : « J’écoutais toutes les musiques dont je pouvais avoir accès et j’ai commencé à me constituer une énorme collection de disques. Je me suis surtout intéressé aux musiques improvisées. J’ai donc abandonné la guitare au profit du violoncelle, en raison de ses potentialités pour jouer free : peu à peu, j’ai découvert le moyen de manipuler l’instrument comme une guitare, des percussions, comment le « préparer ». Alors, se dessinait ce que serait mon propre style… » 4

    Héritier spirituel d’Incus, de l’ICP et du Spontaneous Music Ensemble, Makarov s’est rapidement retrouvé esseulé à Smolensk. A l’approche des années quatre-vingts, si la scène du nouveau jazz n’en est encore qu’à ses balbutiements partout dans le pays et, hormis le Ganelin Trio et quelques éclosions musicales en Sibérie, les Kuryokhin, Vapirov, Letov et autres ne sévissent pas encore dans l’underground ambiant des grandes cités soviétiques… quant à Smolensk… Au risque de passer pour un illuminé notoire, Vladislav Makarov ne se contente pas, dans ce contexte presque hostile, de jouer dans sa cave ; au contraire, il décide d’éduquer lui-même l’oreille de sa ville et tente d’ouvrir les musiciens locaux à l’improvisation, dont certains deviendront très actifs, comme le batteur Michael Yudenich. Dès 1979, Makarov est leader de plusieurs groupes de free music et donne ses premiers concerts en solo.

    • Cello Solo « Le jeu en solo offre ce qu’il y a de plus authentique dans ma musique, ce qu’elle recèle d’existentiel. Au sein de groupes, je fais toujours un effort d’adaptation : je vais jouer par exemple dans un esprit proche du free jazz avec Sergey Letov, du rock d’avant-garde avec Valery Dudkin, dans un registre plus classique avec Vladimir Miller… » 5 Le solo permet en effet de s’exprimer dans une totale liberté ; de là est née l’idée de coupler musique et peinture avec l’organisation d’expositions-concerts où Makarov allie les deux arts sur scène. Tout au long de sa carrière, il multipliera les performances en solo. Citons quelques prestations parmi les plus mémorables : au fameux temple de l’art underground qu’était le Leningrad Contemporary Music Club (1980), durant le Jaroslavl Jazz festival (édition de 1981), une série de concerts à l’Anatoly Vassiliev’s Theatre de Moscou (1990), à la Gallery « Vorraum » de Bochum en Allemagne (et qui constitue sa première apparition à l’Ouest, 1991), avec l’International Art-Project « All-N-Tag » à Dresde (1994), au Queen Elizabeth Hall de Londres lors de l’« Unsung Music » New Music Festival (1996), au Pushkin Festival de Berlin (1999), au Pushkinskaja-10 de Saint-Pétersbourg pour la première réalisation de son concept « Music-Not-In-Itself » (2000) mêlant « peintures, graphiques, installations et musique », à l’Art Centre de Moscou (2001), lors du Photo-Festival de Smolensk (2002) et à Berlin (2003).

    Makarov instaure dans ses solos des climats de vaste, très vaste amplitude, ouvre des espaces inquiets et grandioses, envoûtants, et développe un free lyrique à l’archet, à grands renforts de glissandos ravageurs, de slaps et d’échos dont se dégage une puissance émotionnelle à faire pâlir ses confrères de l’Ouest (écoutez donc le solo gravé sur Music-Not-In-Itself : on trouve quelque chose de marin et d’orchestral à la fois dans ce son, une sorte d’appel des baleines… un véritable chef-d’œuvre !). Pizzicato, le jeu se fait plus sec, plus abrupt et, lorsque les cordes se distendent et claquent volontiers dans le vide, singe les squelettiques déambulations d’une guitare préparée. Une sérieuse erreur d’aiguillage, pourtant, s’est glissée entre les rails de ce joli parcours : « A l’époque où il réalisait le premier disque en solo de Sergey Kuryokhin, au tout début des années quatre-vingts, Leo Feigin voulait que je fasse un disque de violoncelle solo… Et j’ai commis ma grande erreur : j’ai simplement décidé que je n’étais pas assez prêt ! J’ai ainsi perdu le « Prime-Time »… Puis d’autres temps sont arrivés, le temps du post-modernisme… Ce n’était plus pour moi… » 6

    • SK Ces mots de Makarov font directement allusion au post-modernisme des Pop-Mechanics de Sergey Kuryokhin, qu’il n’a pas voulu suivre artistiquement parlant : « J’ai toujours été dans une opposition forcenée, y compris plus tard par rapport au post-modernisme de Kuryokhin et de Chekasin. Mon credo esthétique m’a d’ailleurs continuellement posé des problèmes : on m’appelait « Makarov le Partisan » en raison de mon refus à faire des compromis… » 7 Il ajoutera même, lors d’un article écrit dans la presse : « Lors d’une répétition avec à Leningrad, peu après les évènements de Iaroslav, j’ai eu une petite dispute avec Vladimir Chekasin car j’avais refusé de participer à son concert, sentant que ça m’entraînerait dans une direction musicale qui ne me concernait plus. » 8

    Makarov n’en a pas moins été très proche du pianiste entre 1980 et 1985 (et participera même aux premières prestations de Pop-Mechanics) : « La première expérience vraiment importante, pour moi, a été ma rencontre avec le Phénomène Kuryokhin. Il avait tout du génie charismatique ! Une très forte énergie créatrice ! Malheureusement, il ne reste pas grand chose des bandes enregistrées dans les années quatre-vingts. Même Kuryokhin et Chekasin, les idoles anti-pop, restent très mal documentés. Kuryokhin a été mon premier partenaire sérieux. Nous avons beaucoup tourné ensemble entre 1980 et 1982 dans divers festivals de nouvelle musique à Leningrad. » 9 Makarov (avec Alexander Alexandrov) fait d’ailleurs partie du trio de Kuryokhin qui causa un beau scandale au festival de Riga en 1981 et, la même année au Iaroslav Jazz Festival, participe au premier big band concocté par le pianiste, prémices incontestables de ses Pop-Mechanics. « A cette époque, je ne réalisais pas la provenance de l’énergie démoniaque que je délivrais au violoncelle. Ces sons explosaient toutes les barrières conventionnelles. Lorsque pour la première fois j’ai entendu des passages du piano de Kuryokhin assénés comme par une mitraillette, j’ai compris que la vérité était là. Et que je n’étais plus tout seul. Plus tard, Kuryokhin m’a écrit dans une lettre où il exprimait notre besoin de tout mettre par terre : « On doit le faire. Nous ne sommes ni des jazzmen, ni des rockers, ni des interprètes de musiques classiques. Nous jouons de la nouvelle musique. » » 10

    • La scène des nouveaux compositeurs contemporains Vladislav Makarov se dit très marqué par des compositeurs comme Iannis Xenakis, Olivier Messiaen, Gyorgy Ligeti et bien sûr les russes Edison Denisov et Alfred Schnittke. Il garde aussi une forte impression des concerts de Karlheinz Stockhausen à Moscou en 1990. Mais celle dont il se sent le plus proche est assurément Sofia Gubaidulina : « C’est un compositeur russe de premier ordre à mon sens. J’ai eu plaisir à participer à quelques concerts privés dans son appartement de Moscou au début des années quatre-vingts. Elle était attachée à mon jeu de violoncelle. Il y a quelque chose de similaire dans nos styles. Je lui demandais des conseils… » 11

    Ainsi, par quelques allers-retours à Moscou et à Leningrad, Makarov parvient petit à petit à rendre son isolement plus fébrile, et si Sergey Kuryokhin, Sofia Gubaidulina et Leo Feigin sont ses premiers contacts, amis et compagnons de galère, on peut assurément ajouter à leurs côtés le nom d’Efim Barban : « Un très grand critique ; c’était un gourou pour Kuryokhin, pour Chekasin, pour moi… » 12

    • Alexander Kondrashkin Le batteur de Leningrad Alexander Kondrashkin gravite autour de la scène free jazz de la ville menée par Sergey Kuryokhin et Anatoly Vapirov. Makarov le rencontre à l’occasion de la troisième édition des New Jazz Spring Concerts organisés par le Contemporary Music Club de Leningrad : « Efim Barban m’a présenté à lui. Sa rencontre a produit une nouvelle période créative en moi. Il avait sa propre philosophie et un style de vie plutôt ascétique.(…) C’était quelqu’un d’honnête, de pur. (…) Nous avions défini ensemble l’orientation musicale que nous voulions prendre, mêlant mes ambitions à son esthétique foncièrement austère ; il s’intéressait à la philosophie orientale et à beaucoup d’autres choses dont je me sentais proche, écoutait du free jazz, de la musique classique, de l’avant-garde et surtout de la musique ethnique. Lors des New Jazz Spring Concerts en avril 1982, se sont tenus des concerts et une conférence axée sur « L’improvisation dans la culture musicale contemporaine ». C’était quelque chose de sérieux… Nous avons joué en duo sur la scène du tsar Theater in Hermitage. C’était un bon début… Les principaux critiques étaient sur place. Il y avait aussi Boris Grebenshchikov, qui a dit que notre musique était un mélange de brutalité et de raffinement expressionnistes… (…) Bien que l’idole de Kondrashkin était Elvin Jones, il jouait dans un style essentiellement rock. Il a d’ailleurs fini par se tourner vers le rock… » 13 Leur collaboration, quelque peu entravée par la distance géographique, commence par des concerts en duo, parfois augmenté d’invités (John Fischer et Hans Kumpf au Lensoveta Hall de Leningrad par exemple). Alexander Khan écrira à propos d’un de leurs concerts : « Le violoncelliste étant basé à Smolensk, le batteur à Leningrad, il n’est pas aisé pour eux de se produire régulièrement ensemble mais déjà, à chaque performance, leur jeu se fait plus assuré, leur musique plus palpitante. » 14

    Deux brefs mais remarquables morceaux du duo Makarov / Kondrashkin, « For S. K. » et « For A. K. », respectivement dédiés à Kuryokhin et à Kondrashkin 15, figurent dans le troisième volume des coffrets Golden Years : « Nous avions été impressionnés par le succès manifeste qu’on connaissait en concert, et nous nous sommes précipités pour enregistrer notre musique. On a fait de notre mieux dans le studio underground de Andrey Tropillo, où pratiquement tous les musiciens de rock de Leningrad avaient l’habitude d’enregistrer. Le résultat n’est paru que vingt ans plus tard, dans une anthologie sur le nouveau jazz russe réalisée par Leo Records. » 16

    • Sergey Letov Grâce à Efim Barban qui ne reste qu’à demi satisfait de la formule du duo, un événement survient dans la vie de Makarov : la rencontre avec Sergey Letov date de l’été 1983 et se produit sur le quai de la gare Kazansky, direction Kraskovo, qui sera la ville de leur premier concert. Elle s’avère tout à fait primordiale pour l’un comme pour l’autre : « Vladislav Makarov, violoncelliste et plasticien, a été le premier musicien à jouer de la musique improvisée en Russie. Son problème est de ne pas être moscovite… Rester dans l’ombre de Moscou ajoute à la difficulté de jouer ce genre de musique. Je lui dois une dette énorme en ce qui concerne la musique improvisée. Je venais jouer dans son appartement… (…) En ce qui concerne les nouvelles musiques, Smolensk est devenu une ville importante grâce à lui, par son influence beaucoup d’évènements ont pu s’y produire. » 17 (Letov)

    « Sergey est quelqu’un de vraiment bienveillant, nous avons su nous parler immédiatement. Il vivait sous des piles de livres et de disques. Sa musique était entièrement tournée vers le free jazz noir-américain et, bien que j’évoluais plutôt dans le sillage de l’avant-garde européenne, nous avons réalisé que nous pourrions – et que nous devrions – jouer ensemble. » 18 « Dès 1983 et jusqu’à aujourd’hui encore, Letov est mon principal partenaire et un ami très cher. Nos premiers travaux ont été publiés sur son label Pentagramma Records. Letov est un musicien inévitable de la scène du nouveau jazz en Russie, il a plus de vingt ans d’expérience. C’est un grand maître du son. On a souvent joué ensemble, principalement en trio. » 19 (Makarov) C’est avec Letov que Vladislav Makarov joue pour la première fois en concert à Moscou : « C’était un concert en hommage à John Coltrane, organisé dans une usine. Il y avait beaucoup de participants, dont Kuryokhin, Grebenshchikov et un dénommé Afrika, ainsi que des musiciens de Moscou que côtoyait Letov. Des critiques comme Dmitry Ukhov, Tatiana Didenko ou Artyom Troitsky et des compositeurs contemporains comme Svetlana Golybina et Sofia Gubaidulina étaient venus y assister. J’ai fait quelques courts duos avec Sergey Letov,qui ont été à la base de notre projet commun et le début d’une collaboration qui se poursuit vingt ans plus tard. La soirée, pourtant, a très mal fini : pour je ne sais quelle raison, on n’a pas laissé jouer Kuryokhin avec Grebenshchikov… A cette époque, le KGB était fort suspicieux vis à vis de ce genre de musique, ce genre d’incidents arrivaient assez souvent. Aussi étrange que cela paraisse si l’on considère un tant soit peu le radicalisme de ma musique, j’ai presque toujours été épargné par de tels désagréments, et lorsque ça me tombait dessus, je cherchais tout bonnement à en ignorer l’existence et les conséquences. » 20 Depuis 1983, ils ont donné ensemble bon nombre d’autres duos, dont il nous reste deux traces importantes : les disques The Hand et Psycho, parus chez Pentagramma. Le cd The Hand, judicieusement sous-titré « Popular Introduction to Deconstruction », présente deux sessions d’enregistrement en studio 21. Il s’agit effectivement d’un sommet dans l’art de la déconstruction en ce sens que toutes structures classiques ont été balayées au profit de micro-architectures abstraites, brefs fragments musicaux aux formes épineuses et grotesques, qui ont pour noms tous les os et muscles de la main. Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point les musiciens sont proches l’un de l’autre, l’osmose parfaite de leurs jeux. Sur « Extensor pollicis brevis », Makarov emmanche une guitare dont il tire quelques grappes de fruits secs dignes d’un Derek Bailey, qui viennent choir dans le déconcertant vibrato de clarinette basse de Letov. Ce titre qui présente, une fois n’est pas coutume, Makarov à la guitare, est emblématique de la façon dont ce dernier aborde le jeu en pizzicato sur son violoncelle, comme si le passage entre les deux instruments n’était finalement qu’une simple question de transposition… Letov jongle pour sa part entre clarinette basse, qu’il privilégie néanmoins ici, différents saxophones et flûtes… et un harmonica. Le disque se clôt par le lancinant et ténébreux « Os multangulum majus ». Au total, vingt pièces d’une durée moyenne de deux à trois minutes, qui se taillent de manière imprévisible, mais non pas dans le chaos ou le fracas, plutôt à travers un silence nocturne, le prisme déformant d’une réalité douloureuse. Leur second disque en duo, Psycho, enregistré à Smolensk en octobre 2002 a été chorégraphiée par Elena Golovasheva.

    • Les trios de Vlad Makarov

    1983-86 : le trio Makarov / Letov / Kondrashkin Chaque fois que possible donc, les duos Makarov / Letov et Makarov / Kondrashkin fusionnent pour former un trio. Durant ses quatre années d’existence, le trio Makarov / Letov / Kondrashkin donne de multiples concerts à travers la Russie, à Leningrad, Moscou, Riga et Smolensk en particulier, offrant aux spectateurs une musique sans véritable équivalent dans le pays : « Nous avions le son du Peter Brötzmann Group et l’ambition du Ganelin Trio. » 22 Quelques uns de leurs travaux sont disponibles sur le cd Recordings of 1983-1984 de Kondrashkin. Dès 1984, Alexander Kondrashkin est parfois remplacé par Michael Yudenich, le batteur du groupe Zga, qu’on retrouvera dans le second trio d’importance du violoncelliste : « A ce moment-là, je commençais à sérieusement me sentir en opposition par rapport à l’esthétique post-modernisme et aux festivités socio-artistiques qui, je crois, élevaient trop rapidement des artistes et acteurs douteux au rang de stars. (…) J’ai pris mes distances par rapport aux formes stylistiques du Ganelin trio et ne trouvais plus de raison de coopérer avec Kuryokhin à cause de cette excentricité revendiquée sur scène, ses performances théâtrales devenant incompatibles avec ma propre musique. Avec ce trio, j’espérais pleinement réaliser mes aspirations artistiques Je cherchais à créer un contrepoids au Ganelin Trio. De son côté, Kondrashkin essayait à concilier notre musique et son engouement pour le rock. Une fois, en sa présence, j’ai écouté un disque sur lequel il jouait, c’était la musique du groupe Strannye Igry 23 ; il était atterré et s’était fondu en excuses… » 24 La collaboration avec Alexander Kondrashkin cessera définitivement en 1986.

    Le disque Antonius’ Birthday Party or The Andropov’ Death propose une prestation du trio Makarov / Letov / Yudenich enregistrée le 11 février 1984 à Riga. A l’écoute du cd, une référence majeure s’impose : celle des anglais de Company. Une musique aride donc, qui s’organise par strates, soubresauts et franches dislocations. Le jeu de Vladislav Makarov à l’archet y est réellement spasmodique et se fond dans les vrilles rageuses des saxophones de Letov. Les martèlements de Yudenich n’ont rien de pulsatoires et font office de cauchemardesque ponctuation… Ecoutez surtout les cascades galopantes du violoncelle couvertes par le son éléphantesque de l’alto sur le quatrième titre, et plus loin, les enluminures fiévreuses du soprano qui virevoltent presque maladroitement, plus loin encore le son de cette clarinette basse qui se dédouble… Toujours à Riga, Makarov et Letov font la connaissance du saxophoniste Alexandre Aksenov, leader du groupe de rock-in-opposition Atonal Syndrome. Bien que lui offrant de nouvelles possibilités de jeu, Makarov se montre réticent vis à vis d’un projet en commun : « Aksenov a organisé beaucoup de concerts où l’on jouait ensemble. Letov aimait bien, mais moi je n’appréciais pas tellement son style, trop proche du free bop. Aux yeux du public, il était pourtant considéré comme un grand professionnel, contrairement à nous, qui étions plus expérimentaux et avant-gardistes. (…) Dans son groupe, il y avait un pianiste nommé Oleg Garbarenko, un type très antipathique et un musicien excentrique à côté duquel Kuryokhin paraissait être un enfant de chœur… Il jouait toujours sur des tempos furieux et tombait parfois dans une sorte de transe. Il est devenu fou et est mort quelque temps après. Et on voulait m’introduire dans cette marmite infernale ! (…) Mais bon, parallèlement, c’est par eux que j’ai rencontré Nikolaï Sudnick… » 25

    1985-1990 : le trio Makarov / Dudkin / Yudenich

    Probablement trop accaparé par la naissance de son groupe Tri-O, Sergey Letov est moins disponible pour poursuivre l’aventure du trio Makarov / Letov / Yudenich. Est alors engagé le guitariste Valery Dudkin. L’orientation musicale du trio prend alors une tournure plus bruitiste : « Nous nous inscrivions dans la lignée de l’« american loft » de John Zorn, d’Henry Kaiser… Dudkin était déjà un grand guitariste à l’époque, une sorte d’Henry Kaiser de l’avant-garde russe, adoptant la même esthétique, la même technique. » 26 L’unique témoignage sonore du trio, la suite Incomplete Tendencies of Meta-Reality (présente dans le coffret « Document », Leo Records), est extrait d’un concert enregistré le 24 mars 1989 à Kharkov : un moment bouleversant, entamé par une batterie très noire, dilatée, sur laquelle s’étirent peu à peu les chants du violoncelle et de la guitare. Un sombre climat couve, déchirés par quelques interventions très inspirées parmi lesquelles une somptueuse exploration de Makarov… au piano préparé !

    Dans un esprit comparable, le quartet formé par Vladislav Makarov (cello) / Valery Dudkin (elg, dm) / Nikolaï Sudnick (elsax, cl) / Emily Loseva (voice) dont Leo Feigin a recueilli quelques traces gravées en mai 1985, publiées dans ce même coffret n°3 de l’anthologie consacrée aux « Golden Years of the Soviet New Jazz » ; Makarov y joue un violoncelle préparé qui s’immisce avec brio dans les frasques de la guitare électrique.

    • Les éphémères

    A côté de ses formations (presque) habituelles et de ses collaborations durables 27, Makarov fréquentera de manière plus ou moins épisodique quelques autres grands agitateurs de la scène russe d’avant-garde. Citons déjà Valentina Ponomareva, qu’il côtoie assez régulièrement ; certains travaux en communs sont édités sur Collected Works avec Sergey Letov, et la chanteuse l’invite sur son disque Temptation. Makarov croise également l’autre diva russe, Sainkho Namchylak, avec qui il enregistre la musique du film Master, Margarita, de Yury Zmorovich, en compagnie de Tri-O. Ils se retrouveront le temps d’un concert à l’ambassade des Etats-Unis de Moscou dans les années quatre-vingt-dix ainsi que durant la tournée allemande du Moscow Composers Orchestra. Citons aussi le groupe de rock d’avant-garde Zga qu’il fréquente jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, groupe dans lequel il retrouve Dudkin et Yudenich, et dont les membres aiment à qualifier Makarov du surnom de « god-father »… A partir de 1992, Dudkin et lui ne jouent plus ensemble. Dès lors, Makarov se produira avec un autre guitariste, Alexander Nesterov, entre 1992 et 1995.

    En 1992 toujours, Makarov fait la connaissance du pianiste Vladimir Miller, qui intégrera le violoncelliste dans son Moscow Composers Orchestra. Leur association se prolongera jusqu’en 1999 avec entre autres l’Outbursts Quartet (Makarov / Miller / Yudenich / Sivkov ou Letov selon les concerts). En 1995, il forme un quartet avec Michael Yudenich (dm), Andrey Bavchenkov (live programming) et son fils Eugeniy Makarov (elg) qui entame là ses débuts de musicien. Le groupe effectue une tournée en Allemagne (Dortmund, Munster, Hagen…) et invite quelques musiciens locaux tels Erhard Hirt ou Martin Verborg. Après une rencontre en 1992 (à Ekaterinburg et au Smolensk International Festival) avec le trompettiste Vyacheslav Guyvoronsky, et après un passage commun dans l’aventure du Moscow Composers Orchestra, une collaboration de plus grande ampleur se nouera entre les deux musiciens entre 1999 et 2002, ponctuée de passages réguliers sur les planches du Pushkinskaja 10 de Saint-Pétersbourg, notamment en trio avec Nick Rubanov. Le cd Music Out of Time retranscrit l’un de ces concerts.

    Egalement partenaires au sein du Moscow Composers Orchestra, Vladislav Makarov et le violoniste Alexei Aïgui multiplieront leurs retrouvailles en duo ou en trio entre 2000 et 2002.

    • Les musiciens étrangers Vladislav Makarov est sans aucun doute l’un des musiciens russes qui a joué avec le plus grand nombre de jazzmen et autres expérimentateurs étrangers.

    Il participe aux concerts du clarinettiste allemand Hans Kumpf (juin 1981), du pianiste américain John Fischer (juin 1981, 1982) et du saxophoniste anglais Elton Dean (1983) lors de leurs passages au Leningrad Contemporary Music Club. Il retrouve d’ailleurs Hans Kumpf en 1984, puis en quartet avec Valery Dudkin et Michael Yudenich en 1988 lors du Tallinn Jazz festival. Plus importante encore pour Makarov car plus proche de ses propres aspirations musicales, la rencontre qui se produit le 13 juin 1989 : « L’événement majeur pour nous fut la venue en Russie du guitariste Henry Kaiser et du pianiste Greg Goodman. Henry était un dieu ! Kuryokhin a été le premier à jouer avec lui. Dudkin et moi avons joué deux fois avec eux, à Saint-Pétersbourg et au DK Gorbunov de Moscou. C’était fantastique ! On a joué sans aucun problème. Kaiser paraissait surpris du résultat. Plus tard, j’ai fait une session en studio avec Greg Goodman à Moscou. Greg est réellement un… « good man » ! » 28 Deux extraits de cet événement figurent sur le cd Makarov & Friends. Le premier consiste en une pièce minimaliste du duo Makarov / Goodman dans laquelle le pianiste triture les cordes de son instrument en réponse aux glissandos du violoncelle. Le second est un morceau du quartet, dans le même esprit.

    Toujours en 1989, Makarov joue avec Fred Frith et Chris Cutler à Moscou, puis avec le clarinettiste Misha Lobko (Moscou, Arkhangelsk Festival) et le violoncelliste Didier Petit (Arkhangelsk Festival). Deux ans plus tard, il rencontre d’autres musiciens français lors d’une tournée en Ukraine de l’ARFI 29, en particulier le contrebassiste Jacques Siron (qui gravera un disque avec Petras Vysniauskas) et le tromboniste Yves Robert.

    1991 marque sa première venue à l’Ouest. Il s’y produit à Bochum en Allemagne, en solo puis en quartet avec le pianiste Martin Theurer, la saxophoniste Natalia Pschenichnikova et le guitariste Erhard Hirt le 5 février pour une musique très bruitiste, abrupte, où Hirt offre des contrepoints frénétiques à son jeu d’archet 30. Il rejouera avec le guitariste à Munster (1991, 1995) et à Smolensk (1992) et garde de ces rencontres un souvenir réconfortant : « Après mes expériences avec ces musiciens en Allemagne en 1991, je me suis sentis tout à fait bien et totalement libéré des complexes qu’on pouvait nourrir vis à vis des musiciens de l’Ouest. C’est dans cet état d’esprit que j’ai pu aborder ma tournée à Berlin l’année suivante, avec notamment cet exaltant Mitropera Europium. » 31 Ce projet qui se tient au Podewill réunit en effet parmi d’autres Tomasz Stanko, Maggie Nicols et Ma-Lou Bangerter… Il se produit ensuite avec le délirant saxophoniste Alfred Harth à l’« Open Music » de Saint-Pétersbourg.

    Parallèlement, Vladislav Makarov se retrouve organisateur de la partie musicale du Smolensk International Humanitarian Foundation Festival, dont il n’existera que deux éditions : en 1991 et en 1992. Pour cette seconde année, il invite le saxophoniste suédois Dror Feiler et son groupe Lokomotive Konkret, le duo suisse Markus Eichenberger / Claudia Binder, The Fahr Art Trio, le Duo Fatale, les Allemands Erhard Hirt, Heinz-Erich Gödecke et Hans Schuttler, 13th Pride, Exitin’ Strings’ of Dryblatt et le duo anglais Vladimir Miller / Alex Kolkovsky. Les groupes se produisent selon différentes combinaisons et le violoncelliste joue avec la majeure partie des musiciens présentés. Deux collaborations plus régulières naissent de ces confrontations musicales : celle avec le tromboniste Gödecke (Vologda – 1994, Hambourg – 1996) et surtout celle avec le saxophoniste Dror Feiler 32 : « J’ai souvent joué avec ce saxophoniste de grande classe. Il est pour moi l’un des tout meilleurs d’Europe ! C’est tellement étrange qu’il soit à ce point sous-estimé. Dror est un « super-expressionist » ! C’est l’un de mes partenaires favoris, et un excellent ami. Notre meilleur concert est certainement celui que nous avons donné en trio avec Michael Yudenich à Saint-Pétersbourg lors du S.K.I.F.3. » 33

    Makarov rencontre en 1995 la violoniste LaDonna Smith, puis l’un des adeptes de la poésie buccale les plus singuliers : « Phil Minton est fantastique ! Nous avons joué en duo à Vologda 34 en 1995, en quartet avec Edward Sivkov et Michael Yudenich au festival d’Arkhangelsk en 1996, puis à Jaroslav et Ekaterinbourg. Minton adore la Russie ; il a une âme typiquement russe… » 35

    A l’occasion de son séjour à Londres en 1996, il côtoie le groupe B-Shop For The Poor, au son aussi original que particulier, puis le pianiste japonais Ryoji Hojito à Arkhangelsk (1997) et surtout la chanteuse américaine Shelley Hirsch à l’occasion d’un duo lors du S.K.I.F. 3. dont le cd Makarov & Friends a recueilli deux morceaux tout en extravagance vocale, onomatopées délirantes et articulation foisonnante tant à la voix qu’au violoncelle. En août 2003, Makarov propose une série de performances mêlant musique et peintures à Berlin et se produit en concerts avec son fils Eugeniy Makarov et le fabuleux trompettiste autrichien Paul Schwingenschlögl ; une rencontre bienheureusement matérialisée par le cd Hot Summer in Berlin.

    Tant de rencontres, qui poussent Makarov à émettre ce constat en demi-teinte : « Pour moi, il a toujours été très aisé de jouer avec des musiciens étrangers, alors que j’ai souvent eu des différends esthétiques avec les musiciens russes… » 36

    • Mak-Art

    Inspiré par Sergey Letov avec Pentagramma 37, Vladislav Makarov éprouve au début des années deux mille le besoin de créer son propre label : Mak-Art. Consistant en une série de cds tirés à une poignée d’exemplaires chacun, avec des jaquettes réalisées artisanalement et une fort maigre distribution, Mak-Art constitue pourtant une documentation unique de cette scène musicale de l’extrême en Russie. Un témoignage nécessaire qui, malgré ses faibles moyens (Makarov a commencé sa production sans avoir d’ordinateur…), son manque d’ampleur commerciale évident dans le pays (ne parlons pas des pays voisins ou étrangers !), son caractère parfois brouillon (pour certains cds, juxtaposition de titres de provenance les plus diverses au détriment peut-être d’une unité de lieu et de temps souhaité pour chaque cd), a plus que le simple mérite d’exister. Erigée autour du violoncelliste, cette petite collection propose différents moments de sa trajectoire musicale oscillant entre bruitisme impressionniste et voyages expressionnistes selon les différentes configurations de jeu, et au-dedans, quelques petites perles. Exemples :

    Le premier de la série est un duo Makarov / Yudenich daté de 1996, intitulé Space – Mythologie – Silence. Un titre bien choisi puisqu’à l’écoute de cette musique, se dégage effectivement une forte sensation spatiale, dans son sens le plus géométrique. Le disque offre l’opportunité de mieux écouter Michael Yudenich (malgré une batterie de médiocre qualité) et ses percussions abstraites. Le duo développe sa musique en une symbiose parfaite, éclosion d’artéfacts suspects et, par-delà les bruits, l’émotion. Chacun laisse assez de place pour l’autre et pour le silence, sait aussi s’engouffrer dans les affres de l’improvisation sans retenue. Le troisième titre du cd est à lui seul un véritable chef- d’œuvre qui nous dévoile l’errance traumatisée d’un violoncelle. Un premier volume qui n’a rien à envier aux disques cultes des labels ICP ou Incus… Le troisième volume, au titre poétique de New Caprices for Cello and Voice, a été gravé en 1999 à Smolensk. L’œuvre s’ouvre sur le duo formé avec Michael Davidov (voix, harmonica) avec six caprices échevelés, organiques, six caprices d’un exotisme de mangrove ; trois nouveaux caprices s’ensuivent en duo avec la chanteuse classique Ludmila Michajlova qui, fantomatique, promène sa voix de contralto, probablement échappée d’un opéra russe inachevé, dans les arches abyssales à grands gestes esquissées par le violoncelle. Outre ces duos, un solo puis un extrait de l’« Eurasian Project » (voir cd Music-Not-In-Itself) closent magistralement ce disque, probablement l’opus le plus poignant de la série.

    Makarov & Friends propose une série de duos (excepté un morceau en quartet) avec des musiciens étrangers : Shelley Hirsch, Phil Minton, Greg Goodman, LaDonna Smith, Henry Kaiser et Erhard Hirt, enregistrés entre 1989 et 2000. Outre les prestations en solo, Makarov a toujours favorisé les formules en duo ou en trio. Ce cd illustre parfaitement la pertinence de ces choix puisque les mailles des duos sont suffisamment lâches pour permettre à chacun de s’exprimer à plein. Si les performances avec Hirsch et Minton sont proprement ahurissantes, les entrelacs de cordes livrés avec LaDonna Smith s’avèrent joyeusement pimentés…

    Music Out of Time est l’œuvre du trio formé par Makarov, le trompettiste Vyacheslav Guyvoronsky et le joueur de baryton et de clarinette basse Nick Rubanov membre du fameux groupe de rock Aukzion, enregistrée en studio à Saint-Pétersbourg le 11 décembre 2000. Il s’agit là d’un autre grand moment d’écoute au sein de la collection Mak-Art ; on retrouve l’emphase des solos de violoncelle à l’archet, hypertrophié par les virulentes envolées des instruments à vent. Dans les phases d’accalmie, les souffles de la clarinette basse épousent les suspensions aqueuses du violoncelle avant d’émettre quelques barrissements bien affûtés, la trompette virevolte avec fierté : telle la marée, des bulles d’apothéoses naissent de ces paysages abstraits, enflent démesurément et éclatent… Ainsi se mettent en place, au fil des minutes, d’étourdissants ressacs que renforcent les chambres d’échos et l’utilisation périodique du souffle continu au baryton et le trio, au final, étonne par l’ampleur du son qu’il dégage.

    Music-Not-In-Itself : ce concept phare de l’art selon Makarov, visant à allier le visuel à la musique. Le cd présente deux projets dans ce cadre programmés au DOM Center de Moscou, enregistrés les 27 avril et 20 août 2001. Là encore, les configurations de jeu sont alternées, du solo au quartet. Ainsi, un duo avec le violoniste virtuose Alexei Aïgui, un autre avec le saxophoniste Edward Sivkov, à l’alto brillant et féroce, un trio Aïgui / Makarov / Al Cechanovich dans lequel ce dernier propulse sa voix dans les circonvolutions d’une musique atemporelle et grave, enfin une confrontation avec le trio de Polonais Boys Band pour un festin free jazz. En « bonus », on trouve l’époustouflant « Eurasian Project » enregistré à Smolensk le 27 novembre 1996 avec le chanteur Otkun Dostaj de la République de Touva et Vadum Petrenko (guitare électrique et bandes) : musique souterraine, géniale et démoniaque, mi-primitive mi-futuriste, qui siérait à merveille à l’illustration du Stalker de Tarkovsky… Cette dernière pièce et le solo d’ouverture font de ce disque l’une des pièces maîtresses du label Mak-Art et plus encore, de ce panorama des nouvelles musiques russes.

    En 2003, suite au succès de son séjour à Berlin, Makarov créé son second label, Xtra-Records, consacré à ses activités musicales passées et à venir dans cette ville. Le premier cd, Hot Summer in Berlin, témoigne du concert du 28 août avec Eugeniy et le trompettiste Paul Schwingenschlögl : chaotique cheminement musical qui serpente langoureusement entre ténèbres et clarté. Le second, à paraître prochainement, proposera un concert enregistré une semaine plus tard au Mudd Club : un « Novyi Russki Projekt » sous-titré « Raum, Mythologie, Stille », avec Valérie Chenez.

    Si, petit à petit, la Russie, puis l’Allemagne, se sont ouvertes aux arts de Vladislav Makarov, on aurait envie de murmurer : « Allez, encore un peu plus à l’Ouest ! »

    Notes :
    1. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 10/07/02.
    2. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 13/12/02.
    3. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 22/11/03.
    4. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 10/07/02.
    5. Id.
    6. Id.
    7. Id.
    8. Vladislav Makarov, in Atonal Syndrome of New Russian Jazz, en ligne sur le site de Special Radio, janvier 2004. 9. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 10/07/02.
    10. Vladislav Makarov, « In search of freedom », liner notes de Golden Years of the Soviet Jazz Volume 3 (GY 409/412).
    11. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 10/07/02.
    12. Id.
    13. Vladislav Makarov, in Atonal Syndrome of New Russian Jazz, en ligne sur le site de Special Radio, janvier 2004.
    14. Alexander Khan, Jazz Forum n°77 (avril 1982), à propos du concert du 12 avril 1982 lors de la troisième édition des « New Jazz Spring Concerts » donné devant une salle comble (600 spectateurs … pour une capacité de 400 normalement prévue…).
    15. Ces improvisations, enregistrées le 7 février 1983 au Tropillo Studio (et non à Smolensk, comme c’est indiqué dans le livret du cd), sont parues en 2003, après la mort de Kuryokhin et de Kondrashkin. Elles sont suivies d’un duo avec Sergey Letov, enregistré le 3 mai 1985.
    16. Vladislav Makarov, in Atonal Syndrome of New Russian Jazz, en ligne sur le site de Special Radio, janvier 2004.
    17. Sergey Letov, interviewé par LaDonna Smith, The Improvisor (mars 1996).
    18. Vladislav Makarov, in Atonal Syndrome of New Russian Jazz, en ligne sur le site de Special Radio, janvier 2004.
    19. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 10/07/02.
    20. Vladislav Makarov, in Atonal Syndrome of New Russian Jazz, en ligne sur le site de Special Radio, janvier 2004.
    21. Cinq morceaux datent d’août 1988 (Moscou), les quinze suivant de juillet 1983 (Smolensk).
    22. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 10/07/02.
    23. Littéralement : « jeux étranges ».
    24. Vladislav Makarov, in Atonal Syndrome of New Russian Jazz, en ligne sur le site de Special Radio, janvier 2004.
    25. Id.
    26. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 10/07/02.
    27. Collaborations qui se poursuivent encore avec Sergey Letov et Michael Yudenich (depuis 1983), Edward Sivkov (depuis 1992) et Nick Rubanov (depuis 1999).
    28. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 10/07/02.
    29. ARFI : Association pour la Recherche d’un Folklore Imaginaire, collectif français de Lyon.
    30. On peut entendre un extrait du duo Makarov / Hirt sur le cd Makarov & Friends.
    31. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 10/07/02.
    32. Avec (Smolensk – 1992, Vilnius – 1994) ou sans (Smolensk – 1993, Saint-Pétersbourg – 1994 et 1998 à l’occasion du S.K.I.F. 3) le groupe Lokomotive Konkret.
    33. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 10/07/02.
    34. On peut en entendre un extrait sur le cd Makarov & Friends, somptueux mélange de cordes vocales et autres…
    35. Vladislav Makarov, correspondance personnelle du 10/07/02.
    36. Id.
    37. Les labels Mak-Art et Pentagramma ont d’ailleurs certains disques en commun (avec des pochettes différentes).

    Discographie :

    1984 A. KONDRASHKIN : « Recordings 1983-1984 with S. Letov and V. Makarov » CD (Pentagramma 023), 4/02/83 et 30/04/84 A. AXIONOV / S. LETOV / V. MAKAROV / A. KONDRASHKIN : « In Riga, Hamburg » CD (Pentagramma 038), 21/01/84 S. LETOV / V. MAKAROV / M. YUDENICH : « Antonius’ Birthday Party or/and The Death of Andropov » CD (Pentagramma 022 / Mak-Art 006), 11/02/84

    1987 V. PONOMAREVA / S. LETOV : « Collected Works » CD (Pentagramma 012)

    1988 V. MAKAROV / S. LETOV : « The Hand. – Comprehensible Introduction in Deconstruction » CD (Mak-Art 004 / Pentagramma 021), juillet 83, août 88 V. PONOMAREVA : « Iskushenie » (« Temptation ») LP (Melodiya C60 28293 005)

    1989 THE MAKAROV NEW IMPROVISED MUSIC TRIO : « Incomplete Tendencies of Meta-Reality », CD n°7 du coffret « Document, New Music from Russia », (Leo Records LR 801-808), 24/03/89

    1990 MAKAROV / GOODMAN : « Live in Moscow » MC

    1991 MAKAROV / TEURER / PSCHENICHNIKOVA / HIRT : « Bochum Live » MC

    1993 MOSCOW COMPOSERS ORCHESTRA cond. by V. Miller : « Kings and Cabbages » CD (Leo LAB CD 005), 13/06/93

    1994 MOSCOW COMPOSERS ORCHESTRA & SAINKHO : « Life at City Garden » CD (U-Sound UD 95027 / MCO 95027), 18 et 25/06/94

    1995 MAKAROV / HIRT / VERBORG : « Hagen Studio Trio » MC (Ton-Studio)

    1996 MAKAROV / YUDENICH DUO : « Space – Mythology – Silence » MC (Europe + Studio) / CD (Mak-Art 001)

    1997 MILLER / MAKAROV / YUDENICH / LETOV – SIVKOV (OUTBURSTS QUARTET) : « The End of a Belle Epoch » MC (Ascension Music) / CD (Mak-Art 002)

    1999 MAKAROV / DAVIDOV / MICHAJLOVA / DOSTAJ : « The New Caprices for Cello and Voice » CD (Mak-Art 003)

    2000 MAKAROV & FRIENDS : « Invitation to… » CD (Mak-Art 008), avec Henry Kaiser et Greg Goodman (13/06/89), Erhard Hirt (5/02/91), Phil Minton (2/10/95), Ladonna Smith (3/12/95) et Shelley Hirsch (15/04/00) MAKAROV / GUYVORONSKY / RUBANOV : « Music Out of Time » CD (Mak-Art 009, également paru sous le titre : « GMR »), 11/12/00 MAKAROV / RUBANOV / DAVIDOV / RUNOVSKAJA : « Pushkin Vigil » CD (Mak-Art 005, également paru sous le titre : MDRou2 : « Pushkin Readings »), 24/07/00

    2001 MAKAROV PROJECTS : « Music – Not – In – Itself » CD (Mak-Art 010), 27/11/96, 27/04/01 et 20/08/01 MAKAROV / YUDENICH / RUBANOV / DAVIDOV : « The Middle Russian Exotic Project » CD (Mak-Art 007), juillet 01

    2002 V. MAKAROV / S. LETOV : « Psycho » CD (Mak-Art 011 / Pentagramma 035) : le cd contient aussi deux videos d’Elena Kulikova, octobre 02 V. A. : « Golden Years of the Soviet New Jazz, volume 3 » 4 CDs (CD n°4, Golden Years GY 409/412, édition limitée : 750 copies) : avec Alexander Kondrashkin (7/02/83), avec Sergey Letov (3/05/85), avec Valery Dudkin / Nikolai Sudnik / Emily Loseva (mai 85) ; le livret du coffret présente en couverture une peinture de V. Makarov.

    2003 MAKAROV / SCHWINGENSCHLÖGL / MAKAROV : « Hot Summer in Berlin » CD (Xtra-Records 01), 28/08/03 MAKAROV & DAS “NOVYI RUSSKI PROJEKT” : « Live in Mudd-Club » CD (Xtra-Records 02), 4/09/03

    Participation :
    V. MILLER and QUARTETS : « Fours » CD (LongArms CDLA 03052), mars 99
    V. A. : « Deep Throat or Dangerous Strings Voice Festival » CD (LongArms Records CDDOMA 0105) : N. Oorzhak & Primitive Music Orchestra, novembre 00
    V. A. : « Pieces of Music for White Dots » CD (Palace Edition, no number – offert avec un livre consacré à l’avant-garde russe édité par le Russian Museum de Saint-Petersbourg), trios avec Vyacheslav Guyvoronsky et Nikolaï Rubanov ou Evelin Petrova

    Musiques de films :
    1989 ? : Master, Margarita, de Yuri Zmorovich
    Net : www.screen.ru/letov/eng/makarov.htm

    Les labels Mak-Art et Pentagramma sont distribués par Improjazz.

    Remerciements : à Valia et Vladislav Makarov, Sergey Letov, Leo Feigin.

    Marc SARRAZY

     

     

     

     

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