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LA CRISE DU JOURNALISME MUSICAL




Andrey Gorokhov Dans les années 90, la musique n’est pas la seule à avoir subi des changements. En effet, le journalisme indépendant a presque entièrement disparu, et ce que l’on pourrait appeler “l’opinion critique” est aujourd’hui complètement absente des revues musicales (cela concerne les journaux populaires à grand tirage, ceux qui, comme on dit en Allemagne, “se vendent dans les kiosques”).

Le guitariste-vieux garçon. Perov V.G.

Aujourd’hui, les revues musicales, avec leurs gentils textes et leur manière futile d’approcher et d’analyser les sujets, se distinguent peu des revues de mode. D’ailleurs, la ressemblance est aussi au niveau de la forme, puisque même une revue indépendante comme SPEX publie des photos de mode depuis maintenant plusieurs années. La survie d’une revue musicale dépend directement de ses annonceurs, c’est-à-dire de ceux qui achètent des colonnes et des pages afin de vanter les mérites d’un nouvel album. Et qui s’occupe de cela? Les consortiums de l’industrie musicale. Ces consortiums sont-ils intéressés par le développement des revues qui critiquent leur production? Non. Toute revue souhaite être lue par le plus de gens possible. Or les gens s’intéressent aux grandes vedettes de la musique, et ces grandes vedettes se trouvent sous la coupe de l‘industrie musicale. Et si une revue souhaite interviewer une grande vedette, le consortium peut très bien refuser s’il s’agit d’un journaliste particulièrement virulent, ou si celui-ci travaille pour une revue généralement peu clémente avec la production de ce consortium. Cela fonctionne aussi dans l’autre sens: si le consortium, ou plus précisément son service marketing, a très envie de faire publier une interview de la vedette et des louanges de son dernier album, il pourra le faire dans pratiquement n’importe quelle revue musicale. D’ailleurs, cette réalité (le fait que les meilleures places dans les revues soient à vendre) est, encore aujourd’hui, catégoriquement niée par les revues musicales, lesquelles prétendent n’employer que des journalistes indépendants, qui expriment leur opinion personnelle.

Quoi qu’il en soit, le résultat est là: la presse musicale a cessé de critiquer qui que ce soit, et encore plus de vitupérer. On sent dans l’atmosphère une incroyable mainmise du politiquement correct musical.

L’avènement d’une nouvelle génération de journalistes musicaux y est également pour beaucoup dans cette atmosphère de non-offense des musiciens et de leurs fans. Durant la seconde moitié des années 90, on a vu disparaître la majeure partie des journalistes musicaux allemands formés dans les années 80, voire avant ça. Une nouvelle génération était née.

Et elle est née car, pour parler de techno, drum and bass, bref de la culture dj/club, ambient, trip-hop, il fallait soi-disant des gens nouveaux, personnellement liés aux nouvelles tendances, bref des témoins directs.

«Des gens nouveaux écrivent de façon nouvelle sur une musique nouvelle pour des auditeurs nouveaux», c’est du marketing, bien sûr. Il s’agit d’exploiter la bonne vieille idée, selon laquelle la meilleure publicité, c’est le bouche à oreille. Si vous parlez à votre voisin d’un film que vous venez de voir et qui vous a plu, il est presque certain que ça lui donnera envie de le voir. Et si ce film lui plait, il ira lui-même en parler à quelqu’un d’autre. Et ainsi de suite. C’est pourquoi l’important, ce n’est pas tant ce qu’on dit, mais qui le dit, et comment. Le narrateur doit donner l’impression d’être proche de vous, d’être votre meilleur ami, et surtout pas un quelconque critique-commentateur! C’est pour cela que son langage doit être simple et accessible. Et il ne doit savoir que ce que tout le monde sait déjà, car le principal n’est pas s’y connaître. Le principal, c’est … de convaincre! Le narrateur doit pouvoir vous convaincre que le film, ou le disque, vous plait vraiment beaucoup. L’effet créé est le suivant: le narrateur me ressemble terriblement, il parle comme moi et nous nous comprenons à demi-mot; il est comme moi, et il trouve ce disque super, je vois bien qu’il ne ment pas. Ce qui veut dire que ça peut m’intéresser moi aussi. Tout ce qui est approche critique, analyse, tentative d’approfondir et de comprendre, ou même simple travail de l’esprit, tout ça n’est plus nécessaire. Au lieu de ça, le texte ne doit transmettre que deux choses: primo, que le narrateur est proche de vous, et deuxio, qu’il est sincèrement enthousiaste. Bien sûr, assimiler le métier de journaliste musical à «l’important, c’est de dire à quel point cette musique me plait», c’est une crise de croissance, et c’est le cas de la plupart des débutants. Mais lorsque ce genre de texte devient le style dominant, quand on ne trouve pratiquement plus rien d’autre dans les revues musicales, alors c’est que l’on a à faire à une stratégie marketing. La jeune fille qui doit écrire l’article-phare de la revue sur Björk – Björk elle-même, vous vous rendez compte! – la jeune fille, donc, va s’enflammer, soupirer, raconter tout ce que Björk signifie pour elle, tout ce qu’elle lui a apporté durant sa jeunesse, pas si lointaine d’ailleurs. Bref, elle va nous dire que Björk est formidable, et que nous avons la chance inouïe de pouvoir écouter le nouvel album de cette fée du bonheur… Je ne doute pas un instant de la sincérité de l’auteur, mais j’entrevois tout de même derrière le texte le sourire poli du spécialiste des contacts avec la presse.

Les journalistes de la nouvelle vague estiment, et apparemment tout à fait sincèrement, que leur rôle est de faire l’éloge de tel ou tel disque, et il semble qu’ils raisonnent comme les membres du service marketing: «L’automne est sauvé! Voici la musique pour ceux qui n’aiment pas sortir les dimanches pluvieux….», ou bien «Voici la musique pour les promeneurs solitaires, égarés dans la ville endormie…», et ainsi de suite, sans fin et sans limite. Nous avons là un discours adressé directement à la masse des consommateurs. «La musique pour ceux qui».

Mais quelle importance, qui mène l’interview? Ce qui compte, c’est bien ce que dit le musicien, non? Faux. Ce qui compte, c’est la façon dont est menée l’interview, car le musicien lui-même ne dit rien, ou alors de manière très vague, très prudente, et vraiment pas intéressante. Le journaliste doit avoir ses propres idées, sa propre opinion, non seulement sur la musique, mais également sur la vie, il doit sentir quand la discussion prend une tournure intéressante, il doit entendre ce que son interlocuteur ne dit pas… Et ce que nous prenons pour le discours plein d’esprit du musicien est en fait ce qui transparaît grâce à la prise de position du journaliste. Le changement de génération chez les journalistes se voit parfaitement à travers les interviews des musiciens qui attiraient régulièrement l’attention de la presse dans les années 90, tels que Björk, les Chemical Brothers, Marilyn Manson ou Jimmy Tenor. On a l’impression, depuis maintenant plusieurs années, que tous ces musiciens sont devenus plus bêtes, plus ternes, bref qu’ils n’ont plus rien à dire. Moi, je crois surtout qu’il n’y a plus personne plus leur demander quoi que soit.

Bon, d’accord, peut-être que les interviews, reportages et articles gentillets et peu professionnels ne sont que de regrettables exceptions. Car il doit tout de même bien y avoir des gens pétris de musique ! Malheureusement, l’existence de personnes compétentes ne résout pas le problème de la complaisance. Le fait est que l’apparition d’une multitude de styles musicaux et de personnes étroitement spécialisées, a entraîné la disparition de ceux qui, ayant encore à l’esprit ce qui se passait il y a 5-10-15 ans, seraient à même d’observer les événements actuels avec, disons, suffisamment de recul. Dans cette nouvelle situation, la nouvelle musique est l’affaire de journalistes très étroitement spécialisés. Et que font-ils ? Ils encensent de toutes leurs forces la nouvelle musique. Ils font peut-être parfois la moue devant une sortie en particulier, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils placent au-dessus de tout le reste leur étroit domaine de compétence musicale. Si tu critiques quelque chose, c’est que tu n’es pas dans le coup, que tu n’as pas écouté celui-ci ou celui-là. Et le fait que tu aies écouté ceci ou cela n’a aucune importance. Par contre, s’il est interdit de faire des critiques négatives, il est tout à fait bien vu d’exprimer son enthousiasme, même pour un domaine spécialisé auquel on est totalement étranger.

L’influence la plus grandiose, mais bizarrement la moins remarquée, de la grande industrie sur le journalisme musical, c’est la forme elle-même de la revue musicale, sa construction interne, sa périodicité. Et je ne parle pas de la longueur des articles, ni de ceux qui publient des interviews, des récits et des critiques de disques. Non, ce qui me surprend, c’est qu’une revue parle, mettons dans son numéro de septembre, de Peaches, publie une énorme interview, et cite le groupe dans divers contextes et articles. D’accord, Peaches est un événement insolite, qu’il est intéressant de connaître. Mais, ho surprise, plus un mot à ce sujet dans les numéros d’octobre, novembre, décembre. Et rien non plus dans les numéros des années précédentes. C’est la norme, et cela vaut pour tous les musiciens dans toutes les revues. Aujourd’hui, les revues musicales ressemblent beaucoup à des revues scientifiques spécialisées, de mathématiques ou d’astronomie : les thèmes abordés sont tous différents d’un numéro à l’autre, un problème soulevé peut rester sans réponse pendant plusieurs années, il n’y a pas d’articles sur des thèmes généraux, car chaque article est consacré à un phénomène particulier, personne ne lit la revue entièrement et chacun cherche les noms qui lui sont familiers. Et pourquoi tout le journalisme musical est-il basé uniquement sur les nouveautés du mois ? Cela pourrait pourtant être très différent ! Tout article intéressant, envoyé à la rédaction, peut être publié : un point de vue thématique, une analyse de situation, une discussion, diverses idées indirectement liées au domaine musical, ou encore des histoires anciennes ou une approche nouvelle d’un ancien phénomène. C’est en prononçant le mot « ancien » que l’on comprend pourquoi il n’y a rien de tout cela dans les revues musicales: celles-ci ne parlent pas simplement de musique, elles parlent de nouvelle musique, de nouveautés. Celui qui lit ces revues, et encore plus celui qui écrit pour elles, est rapidement contaminé par le virus du culte de la nouveauté, de l’actualité. L’accent est donc mis sur les nouveaux CD du mois, or dans un mois, la scène aura complètement changé, et on verra apparaître de nouveaux visages sur lesquels focaliser. Et pas besoin de revenir sur ce qui a déjà été dit. Je ne crois pas que cette situation se soit développée par hasard, je pense que c’est là la politique de l’industrie musicale. Car enfin, il y existe encore des fanzines, qui s’entêtent à publier toutes sortes d’articles, sans tenir compte de la dictature des nouveautés.

D’accord, les consortiums de la musique ont habilement relégué les revues musicales dans leur coin, elles ont tissé leur rapport avec la musique comme avec un marché en renouvellement permanent, elles ont créé cette atmosphère de non-critique complaisante. Et, pour beaucoup de gens, c’est à cause de cette absence de critique, que la musique, depuis quelques années, est devenue affreusement mauvaise.

Tout a l’air clair, mais ce n’est pas si simple. Apparemment, il n’est plus possible d’être profond et critique sur quoi que ce soit. Le problème est le suivant: A quoi pourrait ressembler la critique? A quoi ressemble la critique aujourd’hui? Et à quoi ressemblait-elle, disons, il y a dix ans?

Il y a dix ans, la musique indépendante – et, donc, le journalisme – était fondamentalement opposée au système, aux bourgeois, aux capitalistes, à l’état policier, aux médias… La musique faisait partie de la culture de protestation, c’était une contre-culture. Bien évidemment, le rock underground n’est le seul style de musique à avoir son image et son message. Mais même les stars de premier ordre (selon les critères des années 80, c’était par exemple les Pink Floyd, Madonna, U2) revendaient, en guise de « message » un lointain parent du message underground: ne te laisse pas faire! réagis! Le monde est pourri! Tu es différent! Tout l’édifice musical – du hardcore, deathmetal, à la pop façon MTV – était construit sur l’idée de conflit, c’est-à-dire qu’il y avait une fracture allant « de l’underground à la télévision », et nombreux étaient les musiciens pour qui ce conflit était bien plus important que la musique elle-même. Bien sûr, le «message underground» que je décris est plus une caricature qu’autre chose. La culture de protestation avait plus d’un visage, et c’était elle qui, justement, nourrissait la critique musicale. Dans la première moitié des années 90, la contre-culture à base de guitare est tombée en crise, non sans l’aide de l’industrie musicale, qui s’empressa d’acheter une partie des groupes pour s’occuper de leur marketing (Nirvana, Soundgarden, Henry Rollins). Ainsi que du marketing de groupes inconnus dans le milieu underground (Rage Against The Machine). Le rock underground est apparu sur MTV, et l’enthousiasme général pour le rock’n’roll en tant que musique de rebelles est vite retombé. Vers 1995, on s’est aperçu que « le rock avait disparu ». Ou plutôt, que la contre-culture qui nourrissait le rock avait disparu. (A partir d’aujourd’hui, tout ce qui sortira en matière de rock, d’expression de protestation et de rébellion, sera surtout une attitude maniérée, un plagiat – textes, images télévisuelles et critiques journalistiques inclus). Durant cette bien curieuse période, l’idée musicale indépendante est, en quelque sorte, passée de la guitare hardcore à l’ambiant électronique, et les journalistes sont passés d’une thématique sociale de la confrontation à l’analyse du sound. En Allemagne, ce passage fut très marqué.

Pendant toute la période des années 90, l’égérie du public intellectuel resta la revue allemande SPEX : elle analysait tout ce qu’elle rencontrait, d’un point de vue hautement sociologique, elle cherchait partout l’aliénation capitaliste, le jeu des symboles, les stratégies de l’opposition. Les articles publiés par SPEX étaient souvent incompréhensibles pour qui n’avait pas étudié la sociologie à l’université. La revue britannique Wire, elle, parlait d’une tout autre musique, et d’un tout autre point de vue : Wire nageait dans l’océan du sound, c’est-à-dire dans cet immense espace où tous les sons et toutes les approches sont possibles. Cela n’avait aucun rapport avec la lutte contre l’état répressif. Le journaliste punk allemand Martin Büsser a déclaré la guerre a SPEX, en défendant le point de vue de la revue Wire (qui, d’ailleurs, ne le satisfaisait pas non plus). Il a créé sa propre revue, Testcard, dont les articles évoquaient toute sorte de musique étrange (et dieu sait s’il y en a). Le plus caractéristique était l’analyse de thèmes assez inattendus (le thème principal du premier numéro était «La pop et la destruction») sur l’exemple d’une musique peu actuelle. L’objectif était de changer le visage du journalisme musical, c’est-à-dire d’aborder de façon totalement nouvelle les questions du type : de quelle musique faut-il parler, qu’est-ce que l’on doit écouter ou apprécier en elle. Tout cela montrait à quel point la critique crée l’histoire de tel ou tel phénomène – les histoires de diverses conceptions ou phénomènes musicaux furent mis évidence, le tout avec discographies commentées. Sans oublier, bien entendu, l’histoire de la culture sound : un numéro de la revue Testcard (et il en sort seulement deux dans l’année, chacun d’une épaisseur de 300 pages) était entièrement consacré au thème du «Sound». Pour tout dire, c’est ce type de discussion, ces listes d’albums conseillés et ce style d’écriture ironique à la Martin Büsser, qui m’ont inspiré plus que tout et ont déterminé la thématique et le style de mon émission. Martin Büsser n’a pas influencé que moi. Cette révolution était mûre depuis longtemps.

La musique devint sans paroles, le sample permit d’intégrer tout ce qui tombait sous la main, on vit apparaître des phénomènes musicaux très intéressants porteurs d’aucun message (comme, par ex. le groupe Oval). Bref, l’horizon s’élargit peu à peu, et la tolérance et l’indulgence en sortirent vainqueurs. La musique cessa d’être interprétée comme un signe de protestation contre quoi que ce soit, et le mot « sound » se mit à répondre à toutes les questions. L’opinion selon laquelle «le sound remplace le message» se répandit largement, et désormais, les gens sérieux étaient ceux qui s’intéressaient sérieusement au sound. Tel un véritable artiste. A ce propos, dans le punk et le hardcore underground, les mots « art » et « artiste » étaient des jurons. Les temps ont changé. L’apparition de l’ordinateur en tant que machine à sampler accessible à tous fut une véritable révolution. Dans le sens où elle acheva de faire disparaître l’ancien underground et l’ancienne critique musicale. Les mots prirent un autre sens. Je ne veux pas m’aventurer dans un discours de gauche, mais en simplifiant vraiment les choses, on peut dire que l’idée de la contre-culture a rejoint l’idée de liberté. L’idée de rébellion est dans la libération, le but de la protestation contre les moyens de pression, la dictature, le lavage de cerveau, le mensonge, l’injustice de la société, c’est justement la liberté. Un concert de hardcore permettait de fuir la réalité, de ressentir une réelle liberté, d’où la vitesse, la lourdeur et le volume de cette musique. Et voilà que la génération suivante eut accès à cette liberté, sans quitter son ordinateur, et put concocter sa propre musique en samplant des disques et en jonglant avec les programmes. «Tu n’as de limite que ta fantaisie!» Tu es libre! «L’océan du sound», dans lequel tout le monde nage aujourd’hui, est une libération, et l’envie d’explorer le monde acoustique est de toute façon un facteur positif. L’océan du sound a libéré tout le monde : les musiciens, les auditeurs et les journalistes.

La mélancolie. A.Djurer.

Il est évident que, si on le désire, on peut voir un message dans tout ce qui entoure l’être humain: les murs bougent – cela doit vouloir dire quelque chose : soit les eaux souterraines se sont réveillées, («la nature reprend son dû»), soit le maître d’œuvre était un voleur et un fumiste, soit c’est à cause de l’état – bref, c’est la catastrophe. On peut découvrir une foule de messages jusque dans le froid audio-design ; l’électronica nous ouvre le monde des sensations et des émotions, le monde de l’enfance, etc. Qu’est-ce que le sound? Un film est composé d’un sujet et d’une ambiance, d’une atmosphère. Le sound, c’est l’équivalent de l’atmosphère cinématographique. Un drame peut être ressenti, analysé, mais une atmosphère ne peut même pas être décrite. Pour en parler, on ne peut que donner libre cours à sa fantaisie. Et, bien sûr, s’émerveiller.

Je me permets d’inclure un bref passage de mon livre «Mouzprosviet», publié aux éditions moscovites Ad Marguinem. Il est désormais impossible de répondre de façon claire, intéressante et sans mentir, aux questions: «Qu’exprime cette musique?», «Quel est son message?», «Qui est, en fait, derrière cette musique?» Quand Wolfgang Voigt, sur l’album «Zauberberg» (1997) de son projet d’ambiant Gas, a samplé des passages des opéras de Wagner, cela fit scandale. Le verdict tomba, peu clément, car le musicien avait enfreint les règles du jeu. Même s’il était bien difficile de reconnaître Wagner au milieu de cette musique techno faite de bourdonnements monotones, du bruit des arbres et de basse saccadée. En tout cas, on ne faisait pas la différence entre les passages samplés de Wagner ou de Schönberg. Alors pourquoi ce scandale? Apparemment, en samplant Wagner, Wolfgang a souligné l’origine allemande de la techno, s’est tourné vers des valeurs romantiques allemandes traditionnelles, vers le thème de la forêt merveilleuse allemande, bref s’est rendu coupable de chauvinisme. Bien entendu, tout cela est ridicule. Mais cela montre que le message de la musique provient bien de ses sonorités. Un autre exemple similaire est la thèse suivante: «la techno minimaliste est l’esthétique du nouveau marché financier». Pourquoi? Ekkehard Ehlers dit: «les crachements, craquements et grésillements typiques de la techno contemporaine représentent le bruit de l’argent, de la caisse, du clavier d’ordinateur, …». Il en résulte donc que la techno minimaliste de Wolfgang Voigt exprime aussi bien un puissant chauvinisme allemand, que le calcul froid des spéculateurs en bourse?

Il est même impossible de répondre à la question, apparemment pourtant simple, «Y a-t-il ou non une protestation?». Aujourd’hui, même une musique violente et agressive n’apporte aucune revendication. En revanche, on peut prendre un exemple frappant de musique de protestation des années 90. Disons, Manu Chao , l’Orphée de l’anti-mondialisation. Sa position idéologique fut maintes fois ressassée par les médias. Et pas de doute sur l’interprétation du message. Mais bientôt, l’auditorat des années 90 découvre que Manu Chao est un produit habile, et plutôt léger, de la chanson pop, avec un sound tiré des derniers Beatles. Et tout cela – Manu Chao, la chanson pop, les Beatles – est consommé par un public néo-hippie, donc un public mondialiste

Manu Chao et Buena Vista Social Club. Voilà une musique de jeunes gens sans attaches familiales, beaux, aisés financièrement, habillés sobrement, pas très sportifs, mais sensibles au goût du vin de Toscane (la génération des trentenaires). Même chose pour Portishead, bien que les chansons de Portishead soient plutôt l’expression d’un schizophrène provincial. Et du point de vue de la recherche d’une subculture, on ne peut qu’admettre, sans le moindre plaisir, que la musique de Manu Chao et Portishead est celle du public des revues de mode. Quel peut donc être le message ? Quelle est cette schizophrénie ?

Quelle conclusion peut-on tirer de tout ça? En l’absence de conflit global, de fracture globale, d’insatisfaction globale, d’échelle globale des valeurs, toute critique devient fictive, et tout ce qui fait naître l’opinion critique disparaît. Bien sûr, ce n’est pas grave. Un journaliste musical pourra toujours exploiter des conflits fictifs, comme le conflit entre le nouveau et l’ancien (tel nouvel album n’a aucun intérêt, parce qu’on a déjà entendu quelque chose dans ce goût-là). Ou bien le conflit entre « dilettantes et épigones, et vrais musiciens», entre «musique vivante et musique morte», «musique prévisible et inattendue»… En clair, en utilisant les conflits de manière inventive ou en en créant des nouveaux, on peut continuer à parler de musique dans un esprit critique. Et regretter tout de même qu’une déclaration d’amour s’adapte à l’esprit du temps.

décembre 2003
(La matiere est aimablement accordee par le site http://muzprosvet.ru)

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