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Entretiens avec Ekaterina Kouprovskaia, le 31 août 2017, pour Special Radio.
Régis Campo est né en1968 à Marseille. Après avoir étudié la composition avec Georges Bœuf au conservatoire de sa ville natale, il a été élève de Gérard Grisey au Conservatoire supérieur de Paris où il obtient son premier prix de composition en 1995. Entre 1992 et 1996, il a régulièrement consulté Edison Denisov qu’il considère comme son grand modèle.
Le style de Régis Campo, souvent considéré comme marginal, ne se soumet pas aux définitions établies. Son catalogue, riche de plus de 250 opus, contient deux opéras, 5 quatuors à cordes, tout un corpus d’œuvres vocales, de la musique orchestrale et de chambre, des musiques de film. Parmi ses interprètes, citons les chefs Kent Nagano, John Nelson, Jean-Claude Casadesus, les pianistes Jay Gottlieb, Zoltán Kocsis, Bertrand Chamayou, la soprano Felicity Lott mais aussi des formations prestigieuses comme l’Ensemble intercontemporain, le London Sinfonietta, le Nieuw Ensemble d’Amsterdam, l’Ensemble Modern, l’orchestre symphonique de Berkeley, l’orchestre philharmonique de Radio-France, l’orchestre Colonne, l’Orchestre de chambre de Paris, l’orchestre national d’Île-de-France…
Son œuvre a reçu de nombreuses récompenses : le prix Gaudeamus (1996), le prix spécial jeunes compositeurs (1996), le prix du concours Dutilleux (1996), le Prix Sacem des jeunes compositeurs (2005), entre autres.
En mai dernier, il a été élu à l’Académie des beaux-arts, dans la section Composition musicale.
Notre correspondant, la musicologue Ekaterina Kouprovskaia, a rencontré Régis Campo chez lui, à Paris.
EK : Quels sont les traits caractéristiques de ta musique ?
RC : Il y a chez moi une tension entre deux pôles : d’un côté, un pôle mélodique, parfois lyrique, que l’on trouve souvent dans la musique russe – celle d’Edison Denisov, par exemple. J’ai été vraiment frappé par son lyrisme – ce qui n’empêchait pas son style d’être très moderne, avec une émotion si prenante et profonde. D’un autre côté, il y a chez moi un côté rythmique, avec une sorte de pulsation permanente. Ce n’est pas une musique répétitive mais plutôt comme chez Stravinsky où il y a ce moteur interne qui m’a toujours fasciné. Dans ma musique, j’oscille donc entre ces deux dimensions.
Il y a aussi le souhait d’éviter tout ce qui peut être gris dans la musique contemporaine. Du coup ça me fait aller vers quelque chose plus consonant. En même temps, si je suis trop consonnant, cela m’ennuie aussi car j’ai l’impression d’un retour en arrière. Il y a des compositeurs comme ça en France – ce courant néo-classique que je n’aime pas du tout. Je trouve cela même politiquement dangereux.
D’un autre côté, il y a dans la musique française une avant-garde poussée trop loin où je perds un peu les pieds. Dans mon œuvre, j’ai une sorte de tension entre les deux que j’essaie d’équilibrer.
EK : Tu disais dans une interview que « l’académisme du sérieux », ou « l’apologie du sérieux », t’effraie.
RC : Dans la musique française d’aujourd’hui il y a une rigidité par rapport à l’émotion. Récemment j’ai écouté une interview de Tristan Murail qui est un grand compositeur. Eh bien, il avait du mal à prononcer les mots comme « émotion » ou « sentiment » ou « mélodie ». A en croire que la musique d’aujourd’hui en est complétement dépourvue ! Pour lui, c’était tabou, quelque chose de ringard. Alors que l’émotion existera toujours ! Les compositeurs comme lui me font penser plutôt à des chercheurs au CNRS ou à des geeks, qui vivent dans leurs mondes informatiques complétement détachés de la réalité. Murail racontait qu’il avait composé pour la voix et ensemble, en étant collé à son ordinateur. Il avait l’air surpris en disant : « Quand la soprano a chanté ma musique, j’ai été étonné qu’il y avait de l’émotion. » Alors que c’est le principe même de la musique, de l’art !
Pour moi, la création n’est pas du tout ça !
EK : Qu’est ce alors, pour toi, la création ?
RC : Pour moi, Edison Denisov a toujours été un modèle – dans le sens où il s’adresse à un public éclairé, tout en étant capable de faire des choses très différentes, comme des concertos complexes, la musique du cirque ou encore de terminer un opéra de Schubert.
Le danger, c’est quand on fait beaucoup de choses, on s’éparpille et on perd l’identité. C’est le problème de beaucoup de compositeurs de musiques de film. Quand ils doivent composer un concerto, ils sont dépossédés de leur savoir, ils n’ont pas de style. En définitif, cela ne ressemble à rien. Cela donne un style anonyme.
La création est liée, pour moi, à mon enfance et à Marseille, ma ville natale. Il y a un sens de couleur et de soleil. Même si ça fait cliché de le dire, moi petit j’ai passé beaucoup de temps à contempler les rayons de soleil, d’une manière méditative – c’est-à-dire dans ce second état dans lequel on se trouve avant de s’évanouir ou de s’endormir. La musique pour moi c’est une sorte d’émerveillement car j’aime beaucoup les belles musiques. C’est pour cela que quand j’ai entendu pour le première fois Lontano de Ligeti, j’ai été fou : toutes ces harmonies étaient nouvelles pour moi mais s’était beau. C’est un peu comme quand on est dans un avion et on voit par le hublot des paysages fantastiques formés par des nuages, et on est tout petit à côté… C’était mon impression de la musique de Ligeti quand j’avais 4-6 ans.
EK : Quelles sont les autres impressions musicales de ton enfance ?
RC : Chez Messiaen, tout jeune j’ai aimé les rythmes mais aussi les couleurs harmoniques – par exemple, dans la Turangalîla. Aussi j’ai été frappé par le sens de la joie chez Messiaen. Il exprimait la joie ! Ce qui est assez rare chez beaucoup de compositeurs qui se rangent plutôt du côté de l’expressionisme en se disant « on va payer toutes les noirceurs du XXe siècle ». Et pourtant Messiaen avait vécu des choses très difficiles. Cela ne l’empêchait pas de faire de la musique de l’amour, de la foi et de la joie !
J’avais la même impression en écoutant Henri Dutilleux – Métaboles, par exemple – Dutilleux qui parlait de la « joie du son », ou « joie des timbres ». C’est exactement cela que j’ai ressenti tout petit en découvrant le Sacre du printemps ou Daphnis et Chloé.
J’avais aussi un peu écouté Boulez, notamment Dérive et Marteau sans maître – ces univers un peu magiques, mystérieux, avec des fantômes. Mais je le préfère dans la petite forme où il y a des choses très subtiles, ciselées – un peu comme si on arrivait sur une autre planète et on voyait d’autres paysages, d’autres cultures complétement incroyables.
J’ai aussi écouté beaucoup de russes – grâce à mon père qui aimait et aime toujours les grands russes : Rimski-Korsakov, Moussorgski, Tchaïkovski, Prokofiev, Chostakovitch. J’ai découvert la Shéhérazade de Rimski à l’âge de trois ans. Depuis, j’ai toujours eu un sentiment que chez les grands compositeurs russes il y avait un ordre parfait dans les motifs. Par exemple, chez Tchaïkovski, je trouvais que plastiquement, c’était absolument parfait, de même que dans Shéhérazade. Et puis, le don mélodique de Prokofiev, l’architecture chez Chostakovitch… Plus tard je me suis intéressé aux compositeurs russes plus récents et c’est là que j’ai découvert Edison Denisov, Alfred Schnittke, Sofia Goubaïdoulina, jusqu’au Youri Kasparov, Dmitri Yanov-Yanovski, Alexandre Raskatov, entre autres.
Je ressentais aussi une sorte d’humour, d’ironie typiquement russe mais aussi un sens du sacré. On y entend souvent des cloches, comme un style cathédral. Ces musiques qui résonnent ainsi, sont très liées à la liturgie orthodoxe. Et à la fois, cela raconte une grande histoire où on trouve une multitude de petits personnages, comme chez Gogol. Et puis, par moment, on a comme un plan général où il y a toute une foule. Déjà tout jeune, en écoutant les symphonies de Chostakovitch, j’imaginais la vie et l’histoire de la Russie – c’était comme son autobiographie, en fait.
J’acceptais les collages un peu bizarres chez Schnittke ainsi que son envie, parfois, de mauvais goût. Malgré son côté un peu – ou même beaucoup – kitch, il y a dans sa musique une sorte de vérité. Récemment j’ai écouté sa toute dernière symphonie (la 9e ou la 10e, je ne sais plus), tellement triste, noire, pas du tout « publique ». Il y avait quelque chose de très mahlérien qui exprimait peut-être la maladie de la fin de sa vie. Comme s’il avait décidé d’arrêter de faire le clown pour plaire au public. J’ai ressenti quelque chose de très russe, très dur et violent.
Chez Denisov, j’ai particulièrement adoré le mouvement lent de sa 1ère symphonie, ce choral des cordes. C’est très expressif et émouvant. Il « dit » quelque chose de très profond. Mais cette musique a aussi de la couleur. Dans ce cas-là, la question « est-ce tonal, atonal, modal ? » – cette question pour laquelle les compositeurs français font la guerre – ne se pose même pas car Denisov avait son propre style, très organique, avec ce chant continu.
EK : A quel moment et à quel âge as-tu compris que tu seras compositeur ? Que tu ne peux pas vivre sans composer de la musique ?
RC : J’ai commencé la composition très jeune. Mais j’ai composé « comme ça », sans y prêter de l’importance. C’est seulement quand j’ai découvert des compositeurs vivant aujourd’hui – vers 16-17 ans, que la composition est devenu importante pour moi. Là, je découvre le Requiem de Ligeti, Messiaen, Xenakis, Penderecki avec ses sonorités nouvelles. Puis, le compositeur frappant pour moi – Lutoslawski, notamment sa 3e symphonie. A cette époque-là, il disait qu’il cherchait une nouvelle grande mélodie. Il voulait peut-être dire : une manière expressive moins grise – car il venait d’un cluster très fermé. Il y avait donc des compositeurs vivants, comme des grands parents, qui avaient cette obsession-là, et pour eux, comme pour moi, c’était une chose vitale. J’écoutais Lutoslawski, je me procurais ses partitions, et pour moi la chose devenait évidente : quoiqu’il arrive, je ne ferai que ça – composer.
Je pense que l’on ne peut pas dissocier l’homme et le compositeur. Pour moi, en réalité, la composition a commencé très tôt, depuis le début – bien avant que j’en sois conscient. Déjà à l’époque où, tout jeune, j’admirais la mer et les reflets du soleil, je me les représentais musicalement.
Même si ce n’est qu’à 16 ans que j’ai compris que j’ai été fait que pour ça, en réalité j’allais vers la composition depuis le début. Lorsque, à 5 ans j’ai commencé le piano, c’était pour changer les petits morceaux. Je ne me comprenais pas à l’époque – j’avais l’impression d’avoir une ouïe déformée.
J’ai aussi constaté une chose curieuse : quand on écoute pour la première fois la grande musique – par exemple, la 5e de Beethoven – on a l’impression de rencontrer un ami qu’on a connu il y a très longtemps. Comme si ce n’était pas une première rencontre mais qu’on l’a déjà entendu quelque part, comme si c’était évident. Quand, vers 13-14 ans, j’ai entendu les compositeurs assez classiques, j’ai déjà été suffisamment formé à la musique moderne pour me dire : « C’est un peu trop classique ! Mais comment se fait-il ? Ils n’ont donc jamais entendu ce qui était écrit au XXe siècle ?? » En même temps, j’avais l’impression de connaitre ces œuvres là – dans le passé ou dans une autre vie. Comme si on les connaissait avant de les connaitre. Assez bizarre comme sentiment.
EK : Comme si tu te reconnaissais dans ce que tu entendais ?
RC : Oui, exactement ! Par exemple, quand j’ai commencé à écrire pour piano, j’imitais Erik Satie – et pourtant, je ne connaissais pas la musique de Satie à l’époque !
Et alors, quand on commence à composer, on aime tellement cette musique, on en est tellement amoureux, qu’on oublie à se dire « je ne suis rien à côté de cela ». On vampirise, on copie. Ensuite, on est tellement dans l’ivresse de la création qu’on oublie d’être ridicule. Même si au début c’est en effet un peu ridicule et naïf.
Le piano pour moi était un outil, pas plus. Le conservatoire aussi, c’était un outil : le contrepoint, la fugue, etc., c’étaient des choses un peu veillottes, du vieux système. Je l’ai fait comme de la gymnastique.
Quand je suis arrivé à Paris, je suis rentré dans la classe de Gérard Grisey. Mais auparavant, à Marseille, j’ai eu la chance de rencontre Georges Bœuf. Donc, en arrivant à Paris, j’ai déjà un peu tout fait. A Paris, j’ai senti l’existence d’un certain microcosme avec un danger d’être académique dans le monde de la musique contemporaine parisienne.
EK : C’est surprenant – beaucoup de compositeurs français de ta génération avec qui j’ai eu l’occasion de discuter, parlent des carcans d’académisme dans lesquels ils se sentaient au conservatoire de Paris, et de leur envie de s’en débarrasser une fois sortis du conservatoire. Tandis qu’en Russie on a toujours eu une vision de l’école française comme un vivier de l’avant-garde.
RC : A ce propos, je peux faire, une fois de plus, référence à Edison Denisov qui est pour moi un grand modèle. C’est-à-dire : quand on commence à composer, la meilleure qualité qu’on puisse avoir, c’est d’être têtu. Et quand tu es dans une classe de composition, il faut faire le contraire de ce qu’on t’enseigne.
EK : Tuer le père, en quelque sorte ?
RC : Exactement ! A Marseille, mon « père » en composition, Georges Bœuf, était trop gentil. Je n’avais pas du tout envie de le « tuer ». Mais à Paris, j’étais contre tous les compositeurs sauf Denisov et Dutilleux ! Mais à l’institution, au conservatoire, j’avais Alain Banquart en 1ère année puis Grisey et d’autres professeurs, et à chaque fois j’ai été contestataire, je voulais être indépendant. Ce qui est difficile aussi. Et à la fois j’étais bien avec eux parce que Grisey, par exemple, nous faisait découvrir beaucoup de musiques. J’ai été très curieux de ses œuvres aussi. Mais je ne voulais pas être son disciple au sens « épigone ». Déjà, la mélodie, importante pour moi, le gênait beaucoup. En exagérant un peu, je dirais que moi, j’étais dans l’horizontal, tandis que lui était plutôt dans le vertical. A l’époque, j’avais écrit Commedia, la pièce de mon prix du conservatoire, que le Chant du Monde avait sorti en disque. Grisey alors m’avait dit : « Vous savez qu’il est possible aussi de composer à deux voix ? » – car, à son gout, tout y était trop monodique. Autre chose qu’il n’aimait pas dans ma musique, était que j’utilisais beaucoup de registre aigu ou moyennement aigu – tandis que lui privilégiait plutôt le grave, plus riche en harmoniques.
Avec les années qui passent, avec le recul, je réfléchis à la question, en pensant à ses idées à lui, aux harmoniques, aux notes graves proches du spectre – plein de choses comme ça. Le souvenir de Grisey reste pour moi très fort. Souvent je me dis que s’il n’était pas mort prématurément, on serait devenu amis… Parfois, quand j’ai une œuvre qui a du succès, je me dis : « Ah, il l’aurait peut-être aimée… » On aurait peut-être bu une bière ensemble : ce genre des choses qui m’ont vraiment manqué au conservatoire.
EK : Comment se passe pour toi le processus de composition ? Comment nait ta musique ?
RC : Avec les années, j’ai acquis plein de petits trucs pour éviter le stress et l’angoisse liés au doute durant le travail. Je compose tous les jours. Cela donne une discipline. Même s’il n’y a rien, pas d’idées, il faut que je fasse quelque chose. Machinalement ou pas, je cherche des idées. Et je sais qu’au bout d’un moment, il viendra une idée qui jouera un rôle d’aimant. Il y a toujours une obsession qui me fait douter, me fait dire « ce n’est pas la meilleure idée du siècle », mais je deviens obsédé par cette idée et il faut absolument que je l’utilise.
EK : Ce sont donc des esquisses que tu prépares ?
RC : Oui. J’essaie d’avoir beaucoup d’idées les plus courtes et les plus simples possibles mais avec un maximum de signification. Ça peut être un petit motif de 4-5 notes, dans un registre précis, joué par des instruments précis, dans un rythme, tempo et dynamique également très précis.
EK : C’est un objet sonore dont tous les paramètres sont strictement définis ?
RC : Exactement. C’est comme un personnage qu’on aurait inventé, qui a un visage. Puis il faut que je trouve un deuxième ; il peut être le contraire du premier. J’essaye de voir entre les deux « personnages », les relations qui s’établissent, tensions, fusion, etc. Mon processus est assez beethovenien, dans le sens où j’aime garder très peu d’éléments mais donner une impression d’un univers infini.
EK : Le développement joue alors un rôle très important ?
RC : C’est cela. Quand j’ai montré Commedia à Edison Denisov, il m’a rassuré en disant : « Vous savez développer ». C’est pour ça que je n’étais jamais trop tenté par une prolifération à la Boulez. Même si au début je l’ai un peu fait.
Je cherche toujours un motif très prégnant pour l’oreille. Ça construit, ça donne la couleur de l’œuvre. C’est peut-être pour cela que l’on dit de ma musique qu’elle est très colorée. Je trouve qu’un motif, ou une mélodie ou même un rythme peut donner une couleur – ce n’est pas forcement l’harmonie qui donne la couleur ! Par exemple, le début de Shéhérazade (chante), ou de Préludes de Lizst ou encore un lietmotiv de Wagner : ces motifs sont parfaitement clos, on ne peut pas enlever une note sinon ils s’écroulent. Leur signification est très dense, et comme dans un atome où tout part d’un noyau central et où chaque neutron est important, si on en enlève un, le tout s’écroule. Il y a de cela chez Stravinski : on dit qu’il est surtout rythmicien, mais on voit bien qu’il cherche aussi des motifs.
EK : Dans tes œuvres, on entend effectivement ce côté rythmique de Stravinski – comme dans ton Concerto pour piano ou dans Pop Art.
RC : On me le dit souvent, en effet. Il y a aussi une chose que j’aime bien chez Stravinski et Ligeti : c’est leur refus de néoromantisme et de tout élément pleurnicheur, fleur-bleue, gnangnan ou encore d’une espèce de pathos conventionnel et artificiel.
EK : Si tu devais choisir parmi tes œuvres les plus représentatives, les quelles seraient-ce ?
RC : Tout d’abord, Pop Art (2002), bien sûr.
Je l’ai composé assez rapidement. Comme cette pièce est écrite pour un ensemble standard de la musique contemporaine, elle a été très souvent reprise par différents ensembles. Puis, le Concerto pour piano (1998),
et Lumen II pour orchestre (2006-2013), qui est une grande mélodie, très distendue.
Je nommerais également la pièce que j’ai écrite en juin dernier intitulée Street Art (2017), pour orchestre de chambre. Dans cette œuvre, il y a un motif obsessionnel qui tourne pendant 16 minutes.
Il y a aussi mon opéra Quai Ouest d’après la pièce de Bernard-Marie Koltès. Il y a dedans un passage que j’aime particulièrement, c’est le trio de soprani, qui est composé à partir d’une seule phrase de Koltès, et qui se développe en un grand chant lyrique pendant près de 8 minutes. Avec un orchestre aux harmonies quasi spectrales, mais qui ont des notes-pivots soutenant cette « mélodie à trois voix ».
EK : Tu disais un jour que tu te considérais comme un homme d’opéra et de théâtre. Est-ce que cela veut dire que dans ta musique tu t’inspires du théâtre ?
RC : Même si je ne me considère pas comme un comédien, j’aime bien faire le clown, imiter les voix des compositeurs, des amis, j’aime faire rire, raconter des histoires, les transformer en les racontant à nouveau, etc. Et c’est exactement la même chose quand je compose. J’invente des personnages et me perçois comme un metteur en scène dans un théâtre du genre commedia dell’arte, ou alors comme si moi-même j’étais un comédien raté … (rire). J’ai une grande admiration pour les comédiens – plus que pour les compositeurs – qui arrivent aussi bien à nous faire rire que pleurer ou à nous émouvoir. C’est plus qu’une interprétation, c’est un personnage qui vit.
Je perçois la vie un peu comme dans un théâtre de Ionesco – un monde parfois triste, parfois glauques, toutes ces choses absurdes et incongrues qui se passent. Comme si on vivait un rêve perpétuel, avec des mauvais enchainements, etc. Musicalement, c’est ce qu’on exprime. Il vaut mieux en rire que d’être déprimé ou de se suicider. Je me sens très proches de Borges ou Kafka : la vie réelle parfois m’épouvante – par son côté bureaucratique, administratif, je crains de tomber sur une personne qui n’aime pas du tout l’art… Tout cela me terrifie. Si nous, les compositeurs, nous nous réfugions tout le temps dans la musique, c’est peut-être parce que nous avons peur de certains aspects de la vraie vie – tout ce qui est conventionnel, ou encore des mouvements de foule négatifs, par exemple.
EK : Comment tu te positionnes au sein de cette « communauté » qui est la musique française ?
RC : J’ai beaucoup de fascination pour Erik Satie. J’aime beaucoup son humour. En fait, pour mon entrée à l’Académie des Beaux-arts, j’avais une motivation très forte et bien précise : je voulais y entrer en tant que « substitut » d’Erik Satie, puisque lui il s’y est présenté à plusieurs reprises, en proposant à chaque fois une liste d’œuvres qu’il n’avait pas composées. Donc je voulais absolument y entrer – en hommage d’Erik Satie, le représenter comme si j’étais son petit-petit-fils.
J’ai aussi énormément de respect pour Stravinsky. C’est l’un de mes grands modèles, en tant que compositeur mais aussi en tant qu’homme.
EK : Tu enseignes la composition au conservatoire de Marseille. Qu’est-ce que tu as envie de dire à la jeune génération de compositeurs ?
RC : Face aux doutes, aux inquiétudes par rapport à leur création, je dirais : composez toujours, tout le temps, quoiqu’il arrive ! Rencontrez le plus possible des interprètes, allez écouter les nouvelles créations dans des concerts. Si vous avez envie de composer un opéra – composez un opéra ! Si vous avez envie de faire de la musique de film – faites de la musique de film. Faites ce que vous avez envie de faire, suivez votre intuition, ne soyez pas frustré : plus tard vous serez heureux de votre trajectoire.
Même si c’est très difficile, il ne faut jamais se plaindre. Quand on se plaint, ça suscite la négation. Le négatif attire le négatif. Bien sûr, il faut avoir la force de surmonter le stress.
Si vous avez envie de composer une pièce pour orchestre, faites-le, même sans aucune commande. Un jour, votre partition attirera son interprète – un chef ou un orchestre – par l’énergie qui lui est propre.
A l’Académie des Beaux-arts, nous avons quelques adages aussi. Par exemple : « prendre des risques, c’est toujours payant ».
On peut aussi prendre l’exemple sur Salvador Dali qui disait : « La seule différence entre un fou et moi, c’est que moi je ne suis pas fou. » Il faut être un peu fou ! Il disait aussi : « A force de chercher à être un génie, je suis devenu un génie ! » On peut paraphraser son propos : à force de vouloir composer une grande partition, on finit par la composer.
Quand on a 20 ans, il faut être fou, on peut se permettre le culot de se dire : je vais faire un chef-d’œuvre. Il faut se conditionner, et la magie va opérer.
Intéressez-vous aux partitions de vos collèges plus jeunes : si vous avez 20 ans, regardez ce qu’écrivent ceux qui ont 15 ans ; si vous avez 30 ans – ce qu’écrivent ceux qui ont 20 ans, et ainsi de suite. Vous allez toujours beaucoup apprendre. C’est ce que je fais avec mes élèves en composition. Je m’intéresse beaucoup à ce que mes élèves pensent de la vie d’aujourd’hui, de la situation dans le monde et plein d’autres choses encore.
Comme disait Diaghilev à ceux qui travaillaient avec lui : « Faites ce que vous voulez mais étonnez-moi ! » C’est exactement ce que faisait Stravinsky ! La création, c’est cela : le jour de concert, quand on découvre une œuvre, il faut que tout le monde soit étonné, même le compositeur. Et pour ce faire, tout est possible !
EK : Donc, quand tu composes, tu suis aussi cet adage ?
RC : Oui, absolument !
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